Réforme du RSA : vers un basculement punitif de la solidarité ?

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Alors que le décret détaillant le nouveau régime de sanctions à l’égard des allocataires du RSA est attendu pour une publication imminente, le Conseil National des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) a publié une prise de position claire : il demande un moratoire sur ce texte, estimant qu’il pourrait aggraver la précarité des personnes concernées sans garantir un meilleur accompagnement. En toile de fond, c’est une réforme plus large du Revenu de Solidarité Active, entérinée dans la loi plein emploi du 18 décembre 2023, qui suscite de fortes inquiétudes quant à ses effets sociaux et politiques.

Une réforme structurelle : conditionnalité renforcée et régime de sanctions étendu

Depuis janvier 2024, toutes les personnes percevant le RSA sont automatiquement inscrites à France Travail – nouvelle structure issue de la fusion de Pôle Emploi et de divers acteurs de l’insertion. Cela implique la signature d’un « contrat d’engagement », qui formalise les droits mais surtout les devoirs des allocataires en s’inspirant d’un paradigme d’«activation» des politiques sociales :  conditionner l’octroi de l’allocation à un engagement actif dans un parcours vers l’emploi. 

Ce contrat prévoit notamment un minimum de 15 heures d’activité hebdomadaire, censées favoriser l’insertion professionnelle : participation à des ateliers, suivis de formations, immersions en entreprise, démarches administratives ciblées, etc. Mais l’uniformité de l’exigence pose déjà problème : elle ne tient pas compte des capacités physiques, psychiques ou sociales des allocataires, ni de l’offre d’activités réellement disponible sur les territoires.

À cela s’ajoute une refonte du régime de sanctions, à travers un nouveau dispositif envisagé : « suspension-remobilisation ». Dès le premier manquement constaté au contrat d’engagement (absence à un rendez-vous, refus d’une activité, etc.), l’allocation pourra être suspendue ou réduite de 30 à 100 %, avec un retour aux droits seulement partiel et différé. Le CNLE alerte sur le caractère automatique de cette procédure, l’absence de passage en commission pluridisciplinaire, et un délai de recours réduit à dix jours jugé incompatible avec le respect des droits fondamentaux.

Un glissement de paradigme

Sur le papier, la réforme vise à intensifier l’accompagnement des personnes éloignées de l’emploi. Mais faute de moyens humains et financiers clairement identifiés, nombre d’observateurs redoutent un effet inverse : un alourdissement des obligations sans amélioration de l’offre de services publics. Selon le Collectif ALERTE, l’obligation d’activité hebdomadaire, dans un contexte de pénurie d’emplois de qualité et de fragilité sociale élevée, risque surtout d’exclure davantage celles et ceux qui cumulent freins à l’emploi et difficultés de santé, de logement ou d’isolement.

Ce glissement de l’accompagnement vers le contrôle participe d’un renversement des logiques de responsabilité : au lieu d’interroger les conditions sociales et matérielles d’existence, le nouveau cadre fait peser sur les individus la charge de la preuve de leur « remobilisation ». Comme le souligne le CNLE, cette confusion entre assurance et solidarité nationale nie les spécificités du public allocataire du RSA, souvent confronté à des formes de pauvreté multidimensionnelle.

En outre, cette réforme révèle une transformation profonde du rôle de l’État social. Plutôt que d’agir comme garant inconditionnel d’un filet de sécurité, il devient prescripteur de comportements : l’accès à un revenu minimum est subordonné à des contreparties, à des engagements évalués, à des sanctions en cas d’écart. L’évolution n’est pas nouvelle, mais elle franchit ici un seuil, en renonçant à l’inaliénabilité du droit à un minimum vital. 

Un thème à mobiliser dans le cadre de la Stratégie européenne à venir

Cette orientation entre en tension avec les principes qui émergent au niveau européen. En septembre 2022, la Commission européenne avait publié une recommandation sur des revenus minimums adéquats, invitant les États membres à garantir un niveau de vie décent, à renforcer l’accessibilité des prestations, et à développer des dispositifs d’accompagnement volontaires et personnalisés. EAPN plaide pour aller plus loin, via une directive contraignante, qui reconnaîtrait le caractère fondamental d’un revenu minimum garanti.

En outre, dans le contexte d’élaboration de la future stratégie européenne de lutte contre la pauvreté, EAPN encourage à ce que cette nouvelle feuille de route fasse de l’enjeu des revenus minimums une priorité structurante. Il s’agit d’en finir avec les dispositifs fragmentés, insuffisants ou conditionnels, pour garantir un socle de ressources décentes, permettant réellement à chacun de vivre dans la dignité. Cela implique aussi d’intégrer des critères d’accessibilité réelle (lutte contre le non-recours, démarches simplifiées, accompagnement social de qualité), dans le respect du principe de solidarité qui fonde le projet européen.

Pour une autre logique de l’insertion

Lutter contre la pauvreté suppose de reconnaître les déterminants sociaux du chômage, d’offrir un accompagnement véritablement accessible, et de garantir un revenu de base protégé, inaliénable, adossé à la solidarité nationale. Les trajectoires des allocataires du RSA sont marquées par la discontinuité, l’instabilité, la fragilité. Elles ne se plient pas à un cadre unique de remobilisation.

Alors que le Conseil d’État doit bientôt se prononcer sur ce décret, la balle est désormais dans le camp du gouvernement. Le dialogue avec les instances consultées, la société civile et les acteurs de terrain pourrait être l’occasion de repenser en profondeur le sens du revenu minimum en France – dans une perspective plus sociale que gestionnaire.