La publication du Panorama de l’évolution de la pauvreté et l’exclusion sociale par le Conseil National des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) interroge : alors que le taux de chômage a chuté de 3 points entre 2015 et 2022, passant de 10,3 % à 7,3 %, la pauvreté monétaire a quant à elle stagné autour de 14%. Plus frappant encore, la pauvreté ressentie a augmenté drastiquement, passant de 12,4 % à 18,7 %. Une contradiction en apparence, qui soulève des questions essentielles sur la nature même des emplois créés et sur les dynamiques socio-économiques à l’œuvre.
La précarisation des travailleurs : un recul du chômage en trompe-l’œil
Si le taux de chômage a bel et bien reculé, cette baisse cache une réalité beaucoup moins reluisante : celle de la nature des emplois créés. Entre 2015 et 2022, la dynamique du marché du travail s’est appuyée sur une prolifération de contrats précaires, souvent à temps partiel subi ou sous le statut de micro-entrepreneur. Loin de permettre une sortie de la pauvreté, ces formes d’emploi institutionnalisent une précarité chronique – en témoigne la hausse des travailleurs pauvres, avec près d’un travailleur sur dix concerné en Europe.
Cela fait sens, car la paupérisation des travailleurs est une tendance qui se renforce – exacerbée par la succession des différentes crises, et une flexibilisation du marché du travail où la course à la réduction statistique du chômage prime sur l’amélioration des conditions réelles d’existence. La multiplication d’emplois sous-payés et morcelés contribue ainsi à une économie de la survie, dans laquelle l’activité salariée n’est plus garante d’un revenu suffisant.
Dans ce contexte, EAPN appelle à ce que la future Stratégie européenne de lutte contre la pauvreté intègre un volet spécifique sur l’emploi décent, fondé sur la sécurisation des parcours professionnels et la garantie de rémunérations dignes. En refusant le recours systématique aux formes atypiques d’emploi, il est possible de desserrer l’étau de la pauvreté sur la classe laborieuse.
Inactifs et retraités : un autre visage de la pauvreté
Au-delà des travailleurs pauvres, ce sont les inactifs et les retraités qui subissent de plein fouet les effets de l’érosion des protections sociales. En l’espace de sept ans, la situation des retraités s’est considérablement dégradée : la pension moyenne, en euros constants, a reculé, fragilisant davantage cette population déjà exposée à la précarité. Les personnes en invalidité sont, elles aussi, en première ligne : leur taux de pauvreté a littéralement bondi, passant de 26,8 % à 36,7 %.
Dans ce contexte, garantir des revenus minimums adéquats et accessibles constitue un levier essentiel pour protéger les personnes sans emploi, les retraités aux petites pensions, ou encore les personnes en situation d’invalidité. EAPN rappelle que ces dispositifs ne doivent pas se limiter à un filet de survie : ils doivent permettre à chacun et chacune de vivre dignement, au-dessus du seuil de pauvreté, et d’accéder pleinement à ses droits sociaux, économiques et culturels.
Un sentiment de déclassement renforcé
Enfin, la montée en flèche de la pauvreté ressentie traduit un profond malaise social, symptôme d’une société fragmentée par des inégalités croissantes. Entre 2015 et 2022, le sentiment de pauvreté a fortement progressé, notamment chez les personnes seules, les familles monoparentales et les jeunes. Un phénomène qui témoigne d’une déconnexion entre les statistiques économiques et le vécu social.
Ce sentiment de déclassement prend racine dans une dynamique structurelle : la captation des richesses par une minorité, tandis que les classes populaires et moyennes font face à l’augmentation des dépenses contraintes (logement, énergie) et à la précarisation des revenus. La logique néolibérale contribue ainsi à renforcer la polarisation entre une minorité privilégiée et une majorité en proie à l’insécurité économique. Dans un tel contexte, l’absence de réponses structurelles – à commencer par des politiques de redistribution ambitieuses et la garantie de revenus dignes – ne peut que nourrir les tensions et accélérer la polarisation de la société. Ignorer ces signaux revient à prendre le risque d’un basculement durable avec des tensions sociales qui s’enracinent, une cohésion sociale qui se fissure, et des fractures qui s’élargissent.
La nécessaire redéfinition de la lutte contre la pauvreté
La lutte contre la pauvreté ne saurait se limiter à la réduction statistique du chômage. Pour dépasser cette vision purement statistique, il faut repenser l’emploi non seulement en quantité, mais surtout en qualité, en garantissant des conditions de travail stables, décentes et protectrices. Dans cette perspective, EAPN appelle à ce que la Stratégie européenne de lutte contre la pauvreté intègre un véritable volet emploi décent, visant à enrayer la précarisation croissante des travailleurs et à assurer des rémunérations dignes, quels que soient les statuts ou types de contrats. En coordonnant leurs efforts, les institutions européennes et les États membres peuvent construire un modèle social véritablement inclusif, où le travail redevient un vecteur de dignité et de sécurité.