L’arrêt Danemark et Suède c/ Conseil était attendu comme un test décisif pour l’Europe sociale : la Cour de justice de l’Union européenne allait-elle reconnaître à l’Union la possibilité de fixer un véritable plancher salarial, ou refermer définitivement la porte à l’idée d’un SMIC européen ? En validant la directive sur les salaires minimums tout en en neutralisant l’essentiel de sa force contraignante, la CJUE offre une victoire juridique partielle, mais surtout, elle confirme les limites d’une Europe sociale qui s’écrit sans les moyens de sa propre ambition.
Un cadre préservé… mais vidé de sa boussole
Le 11 novembre, la CJUE a tranché : la directive européenne sur les salaires minimums survit formellement au recours du Danemark. Nombreux sont ceux qui saluent cette victoire et, en effet, la Cour confirme que :
- Les États doivent garantir un salaire minimum légal ou un dispositif équivalent ;
- La négociation collective demeure un outil central, que les États doivent soutenir et promouvoir ;
- Les plans d’action nationaux pour fixer et ajuster les salaires minimums sont légitimes et doivent être mis en œuvre ;
L’entérinement de ces avancées n’est pas négligeable, d’autant plus dans le rapport de force actuel où l’alternative était la disparition pure et simple de cet outil. Il masque toutefois une limite structurelle majeure : en vertu de l’article 153 du TFUE, qui exclut les rémunérations du champ de compétence de l’Union, la directive ne peut imposer de seuil contraignant, reléguant ainsi les références de 50 % du salaire moyen et 60 % du salaire médian au rang de simples indicateurs techniques, sans réelle force normative.
La directive maintient un principe, mais pas le revenu qui lui donne sens
C’est là que le bât blesse. La directive européenne, en l’état, ne garantit pas le droit à un salaire décent : elle se limite à inciter les États à y réfléchir.
Selon l’OCDE, en 2022, le salaire minimum légal était égal ou inférieur à 50% du salaire médian national dans près de 10 pays de l’Union européenne (42% en Estonie ; 40% en Belgique, etc.). Un niveau de facto incapable de protéger les travailleurs de la pauvreté – alors même que, dans la plupart des politiques européennes, le travail demeure présenté comme la voie royale de l’insertion et la condition première de la dignité.
Concrètement, cela signifie que des millions de travailleurs doivent compléter leur salaire par des heures supplémentaires, cumuler plusieurs emplois ou recourir à des aides sociales simplement pour couvrir leurs besoins élémentaires. Une insuffisance salariale directement responsable de la croissance du phénomène des travailleurs pauvres, qui représentent aujourd’hui près d’1 salarié sur 10 en Europe.
Cette évolution met en exergue la nécessité de rompre avec une vision utilitariste du travail, réduit à un simple instrument de croissance ou d’activation des “inactifs”. EAPN France défend une perspective radicalement différente : le travail ne se résume pas à une fonction économique, il est un rapport social et un droit humain fondamental. Inspirée à la fois par les principes de l’OIT et par une lecture critique de notre modèle économique actuel, cette approche rappelle que l’emploi n’a de valeur que s’il garantit l’émancipation.
Par l’incapacité d’imposer un plancher contraignant, l’Union Européenne ne répond pas à cette ambition : elle reconnaît formellement le droit au salaire minimum, mais le rend largement inefficace face aux logiques structurelles de sous-salariat et de paupérisation de la classe laborieuse.
Une Europe sociale qui s’écrit sans les moyens de sa propre ambition
Cette situation est inhérente à la construction européenne. Par ses traités et ses discours officiels, l’Union proclame des objectifs sociaux ambitieux : réduction des inégalités, protection des droits des travailleurs, promotion de la convergence sociale. Des ambitions qui coexistent pourtant avec un verrou, d’abord idéologique : la primauté de l’économique sur le social. Un déséquilibre d’autant plus consacré par le cadre néolibéral inscrit dans les traités, qui limite fortement la possibilité d’agir sur des sujets essentiels – comme dans ce cas précis, où l’Union Européenne se heurte aux limites juridiques qu’elle a elle-même fixées.
Ainsi se dessine une conception du social profondément encadrée par le marché : un « social d’accompagnement », tolérant les inégalités et neutralisant les velléités de transformation réelle. Les conséquences sont tangibles, et interrogent : comment garantir un travail réellement protecteur sans plancher salarial commun et contraignant ? Comment prévenir le dumping social quand certains États membres peuvent maintenir des rémunérations structurellement inférieures aux seuils de pauvreté ? Comment prétendre à une convergence sociale durable lorsque les outils de l’Union restent purement incitatifs et incapables de corriger ces déséquilibres ?
Bilan d’une avancée fragile mais structurante
La directive européenne sur les salaires minimums éclaire crûment le paradoxe de l’Europe sociale : elle affirme le principe d’un salaire décent tout en refusant de se doter des leviers nécessaires pour en assurer l’effectivité.
Pourtant, l’arrêt confirme aussi la solidité du cadre mis en place : la reconnaissance d’un salaire minimum européen, la légitimité des plans d’action nationaux et le rôle structurant de la négociation collective. Des éléments qui constituent des points d’appui politiques réels et à investir.
La responsabilité revient désormais aux États, aux organisations syndicales et aux forces politiques progressistes de convertir cet instrument en mécanisme véritablement protecteur.
Pour EAPN France, ce jugement confirme l’urgence d’amplifier la défense des droits des personnes en situation de pauvreté et de porter, au niveau national comme européen, une exigence simple mais fondamentale : faire du salaire minimum un outil d’émancipation, et non un seuil symbolique privé de sa portée transformatrice.